Un ouvrage sur des parcours empêchés vient de paraître. « Vulnérables. Portraits sociologiques » a l’intérêt de focaliser sur les existences les plus invisibles de la société tunisienne. À lire et à garder.
Femme de ménage, migrant subsaharien, travailleuses agricoles, chômeurs, transgenre, rescapé d’une harga, journalier de l’informel… l’ouvrage collectif « Vulnérables. Portraits sociologiques » (Nashaz et Fondation Rosa Luxembourg, 2022) présente des parcours de vie de quinze femmes et hommes qui incarnent les visages de l’inégalité et de l’exclusion dans un contexte de transition. Ces portraits sont brossés par des sociologues de différentes générations, pour leur majorité Tunisiens. Un travail coordonné et dirigé par le sociologue Imed Melliti et Hichem Abdessamad, chercheur en sciences politiques et traducteur.
Trois grandes parties structurent le livre : « Résistances et échappatoires », « Accommodements et Débrouilles » et en fin, « Souffrances Sociales ».
« Raconter des histoires sous forme de portraits, aussi sociologiques soient-ils, est une tâche inhabituelle pour les sociologues », écrit Imed Melliti à l’introduction de « Vulnérables ». Beaucoup de liberté a été concédée aux chercheurs, en particulier dans la conduite de l’entretien en comparaison avec leur démarche usuelle. Les auteurs, Hayet Moussa, Monia Lachheb et Adrien Thibault ont choisi de focaliser sur des personnages, qui traversent leur quotidien, une femme de ménage pour la première, un transgenre, objet de ses recherches pour la seconde et un ivoirien, gardien d’une villa voisine de sa maison pour Adrien Thibaut. Le hasard a souvent été le moment, qui a rendu possible la rencontre entre le chercheur et la personne enquêtée.
Stratégies de la débrouillardise
Beaucoup de points communs unissent les individus interviewés, la précarité, le sentiment d’injustice, la violence de l’environnement, le sentiment d’une existence en suspens, qui se rapproche de la mort.
« Pourtant la totalité des personnes peintes dans les portraits ne rêve pas de destins exceptionnels ou d’exploits surhumains mais d’une vie simplement confortable et bien rangée qui leur semble pourtant inaccessible », note Imed Melliti.
Les stratégies de la débrouillardise deviennent alors une manière de vivre et de se mouvoir dans leur milieu social et dans le cadre d’un État, qui ne reconnait pas ces humains de petite envergure. Leur recours à la pluriactivité et au travail informel est quasi général ainsi que leurs tentatives toujours renouvelées de la harga (départ clandestin à travers la Méditerranée). Malgré ses risques, la harga, très bien détaillée dans ses divers processus dans le livre, incarne parfois le projet ultime non pas seulement des individus mais également de leur famille, comme le cas de Aymen, le rescapé que nous décrit Kaouthar Graidia et de Malek, sujet d’enquête de Maher Hanin.
L’autre caractéristique qui marque ces « vulnérables » consiste dans leur quête d’invisibilité. Ainsi passe la vie de Basile, l’ivoirien, qui reste confiné chez lui, du côté de la Banlieue Nord, par peur d’être interpellé par la police. Victime d’une loi répressive vis-à-vis des migrant, sa hantise tourne autour de l’idée d’être rapatrié chez lui à cause d’une situation administrative irrégulière. Les pénalités de séjour irrégulier en Tunisie (pour ceux dont le séjour dépasse trois mois) étantplafonnées à 3 000 dinars, le paiement de cette somme reste toutefois impossible pour la plupart des migrants, qui occupent généralement des postes peu rémunérés ne leur permettant pas d’économiser une telle somme.
« Ces dangers ne proviennent d’ailleurs pas uniquement des fonctionnaires de police, mais sont liés plus largement à la « condition noire. Basile décrit BharLazreg (où il vit) comme un « quartier de voyous », notamment en raison d’une attaque raciste dont il a fait l’objet de la part d’un enfant tunisien, une expérience partagée par d’autres ressortissants subsahariens », écrit Adrien Thibaut, l’auteur du texte sur Basile.
Mais malgré toutes les entraves rencontrées par les personnages de l’ouvrage, la résistance des uns et des autres persistent. Chacun trouve la force de continuer à lutter plus de « chance » dans un champ particulier : la famille, la communauté, l’amour…
« Aussi implacable qu’elle puisse paraître, leur vulnérabilité a été aussi, et paradoxalement, un révélateur d’action et de résistance qu’ils ont réussi à négocier », note à la fin de son introduction Imed Melliti.
Si les portraits ne présentent pas tous un texte bien abouti, lisible et fluide, l’ouvrage a l’intérêt d’incarner une expérience sociologique intéressante, qui gagnerait à se poursuivre.